mercredi, octobre 24

Richard Gotainer, Casino de Chaudfontaine, 18 octobre 2012

Si on exclut Brian Eno et Scott Walker, qui ne font plus de concerts, et les Cocteau Twins, qui n'existent plus, Richard Gotainer était sans doute le dernier des artistes dont je me dirais vraiment fan et que je n'avais jamais vu en concert.

Le concept du spectacle est "Comme à la maison", d'où un décor de salon bourgeois, avec théière sur table basse et fauteuil confortable, d'où aussi une setlist qui alterne tubes fédérateurs (la salle semblait particulièrement impatiente d'entendre Le Youki) et morceaux plus obscurs, dont deux pour moi incontournables : Le Béquillard des bois et surtout, l'hexalogie zazou Les quatre saisons, sommet indiscutable de l'oeuvre gotaineresque.



Les arrangements sont relativement proches des versions studio, avec un accent plus rock. Ainsi, le synthé est rarement mis en avant comme dans ses tubes 80s. Les quatre musiciens et la choriste sont dans l'ensemble très bons, avec mention spéciale au batteur, et le timbre de voix légèrement voilé de Gotainer semble ne pas avoir trop souffert du passage des ans.  Cadeau Bonux : le mythique Celmar Engel, complice depuis les débuts, avait même fait le déplacement pour s'occuper de la console.

Dans le domaine de la musique live, rien ne surpasse pour moi le plaisir d'un concert où je reconnais la moindre chanson après quelques secondes et ce fut bien le cas ici (sauf une, extraite d'un album que je n'ai écouté qu'une fois, ai immédiatement rejeté et devrais sans doute réécouter). J'ai fredonné la plupart des paroles, le sourire aux lèvres, content de laisser simplement se succéder des chansons que j'aime, interprétées par un chanteur et des musiciens qui avaient l'air contents d'être là. Aucune surprise donc, mais un excellent concert qui a rapidement conquis le public du casino de Chaudfontaine, quasiment plein.

Ce public était par ailleurs d'un type que j'ai peu connu durant mes années de rat de concerts : ce que les médias appelleraient sans doute un public "familial" et "populaire". Des parents avec leurs enfants (riant bruyamment aux allusions scatologiques), des parents avec leurs parents (souriant aux allusions nostalgiques), des enfants avec leurs enfants (courant dans les allées) et des enfants avec leurs parents (ricanant discrètement aux allusions salaces). Pour la plupart, les spectateurs semblaient être venus pour les tubes, parce qu'ils avaient un abonnement au festival ou pour d'autres raisons obscures liées au sponsoring de la manifestation.

L'impression générale était donc d'un public qui n'avait qu'une connaissance approximative de l'oeuvre, qui était avant tout là pour s'amuser devant un concert qu'ils espéraient comique (comme mes voisins de derrière qui ont passé tout l'avant-concert à s'invectiver bruyamment et à rire de tout et de rien, jusqu'à faire fuir presque toute la rangée devant eux vers d'autres sièges).

Comment ce public allait-il réagir aux chansons moins connues, où la drôlerie cède la place aux allitérations poétiques (Le Béquillard) ou à la mélancolie (Elle est partie avec Robert, Rupture de stock) ? A ma grande surprise, elles sont accueillies avec enthousiasme, si pas quand elles sont annoncées, au moins quand elles se terminent. Durant les rappels (vingt bonnes minutes tout de même), la salle est debout ("tout le monde se lève pour..."). Je parlerais presque d'un triomphe. Comme quoi, le talent paie toujours.



Seul regret, ils n'ont pas joué Hallelujah, qui faisait pourtant partie du spectacle en début de tournée.

Bonus : Une esquisse en deux billets de la carrière de Gotainer par bibi ici et

Setlist (à quelques erreurs près) :
Tout Foufou
La ballade de l'obsédé
Quéquette blues
Chlorophylle est de retour
Avant de voir ses yeux
Youpi, c'est l'été
La photo qui jaunit
Elle est partie avec Robert
A gue gue/Le renouveau
Trois vieux papis
Le béquillard des bois
Une petite perle
Rupture de stock
Le Youki
Chipie
Primitif
Poil au tableau
Maman flashe et papa flippe
Belle des champs/BN/Vittel/Banga
Le sampa
Le Mambo du décalco

mercredi, octobre 3

Dead Can Dance, Cirque Royal, 29 septembre 2012

Seize ans après l'annulation de la tournée Spiritchaser pour cause d'engueulades récurrentes entre Brendan Perry et Lisa Gerrard, Dead Can Dance revient à Bruxelles. C'est la troisième fois que je les vois en concert, après la tournée Toward the Within en 1993 et leur concert au Palais des Beaux-Arts en 2005.

En 1993, ce concert avait été pour moi une sorte de pèlerinage, je partais me prosterner devant deux demi-dieux, auxquels je rendais depuis des mois pieusement hommage tous les jours après l'école en écoutant The Arrival and the Reunion, The Host of Seraphim ou Avatar à fort volume dans une maison vide, histoire de m'élever au-dessus des soucis de la journée. A l'époque, je mangeais, buvais, dormais, rêvais, marchais, pensais, travaillais, vivais Dead Can Dance. Ils étaient omniprésents dans mes pensées, du lever au coucher. J'ai commencé à lire les Inrocks parce qu'ils avaient publié une interview d'eux (interview médiocre, comme toutes celles qu'ils ont données au cours de leur carrière), à écouter Max sur Fun Radio la nuit parce qu'il les aimait bien, à écouter les Cocteau Twins, This Mortal Coil et plus généralement la musique indé parce que c'était l'univers dont ils étaient issus. C'est la seule époque de ma vie au cours de laquelle j'ai laissé de côté mon ouverture d'esprit musicale. Les chansons qui passaient à la radio m'ennuyaient, terrain de jeu réservé aux médiocres qui n'avaient pas encore vu la lumière. Non, j'avoue. Je n'étais pas très rigolo à cette époque.

Quand quelques années plus tard (1996 ?), le groupe s'est séparé. Je me rappelle n'avoir pas été particulièrement affecté. Les disques étaient toujours là, à portée de main, et le pouvoir régénérateur de la musique qu'ils contiennent m'affectait toujours autant. Que l'oeuvre soit close ne posait guère de problèmes pour un groupe dont je pouvais écouter dix fois d'affilée la même chanson sans me lasser. Se sont ensuite succédé des projets solos plus ou moins réussis. Lisa Gerrard alternait des bandes originales de film, où elle gaspillait son talent à marmonner quelques notes d'un air distrait sur un tapis de nappes synthétiques, et des albums toujours moins denses où, à force de gommer toute aspérité et tout rythme, elle parvenait à faire perdre à sa voix presque tout son pouvoir incantatoire (je devrais réécouter aujourd'hui Immortal Memory, que j'avais violemment rejeté à l'époque). Brendan Perry se faisait plus rare, organisant des stages de percussion à Quivvy et ne sortant qu'un album solo à la fin des années 90 (le deuxième, Zun Zun, longtemps annoncé, n'a jamais vu le jour).

Pour ma part, je reprenais goût à d'autres musiques. A cette époque est réapparu mon goût de la pop commerciale (je scrutais les sorties Cheiron, achetais les compilations Now et regardais religieusement Top of the Pops sur la BBC), que je faisais voisiner avec celui de la musique indé (le binôme Lenoir-Inrocks). C'était la période où je voyais plus de trente concerts par an. Certes, Dead Can Dance était resté le groupe n°1 dans le classement de mes groupes préférés (exercice vain mais obligé de tout fan obsessionnel de musique), mais je les écoutais peu et quand je les écoutais, c'était le plus souvent en faisant autre chose. Mon rapport à leur musique n'était plus de l'ordre de la contemplation respectueuse. Ils étaient devenus presque un groupe comme les autres, pourvoyeur de chansons à passer entre First We Take Manhattan, Another Night In ou Stripped dans mes demi-heures "J'écoute de la musique en rangeant et en chantonnant". Le groupe était rentré dans le rang.

Puis vint en 2005 la tournée de reformation, dont je parle abondamment ici. Il s'agissait d'une tournée sans album, basée essentiellement sur la nostalgie, qui donnait parfois l'impression de voir deux concerts solo en parallèle mais n'apportait finalement pas grand-chose à la carrière du groupe.

En 2010, Brendan Perry publia enfin son deuxième album solo, Ark, assez éloigné de son premier. En onze ans, son rapport aux instruments semblait avoir changé. Finie la recherche éperdue d'instruments exotiques et de sons du monde. Vive les sons électroniques et synthétiques. Le résultat était souvent impressionnant, mais, n'était sa voix, j'aurais sans doute peiné à y reconnaître spontanément la patte du grand ordonnateur de Aion ou The Serpent's Egg.

Enfin, en 2012, l'annonce assez inattendue d'un nouvel album et d'une nouvelle tournée. L'album, Anastasis, est plutôt bon je crois, mais totalement sans surprises. Si on m'avait demandé d'extrapoler à partir de Ark et de Spiritchaser sa description, je ne serais sans doute pas tombé très loin de la réalité. Ce qui frappe de prime abord en parcourant le livret est l'absence totale de musiciens crédités. Il semblerait soit que Brendan et Lisa aient honteusement exploité des intervenants de l'ombre, soit qu'ils aient réellement tout interprété eux-mêmes. Cette dernière hypothèse expliquerait sans doute le recours fréquent aux sons synthétiques, notamment pour les percussions. Anastasis serait ainsi l’œuvre de deux musiciens qui pour reprendre leur collaboration artistique, souvent compliquée et longtemps interrompue, se sont recentrés sur eux-mêmes, sans intervention extérieure.

L'album respecte scrupuleusement en surface la parité : quatre morceaux chantés par Lisa, quatre par Brendan, mais indépendamment de cette équilibre des voix, l'album est manifestement plus l’œuvre du second : l'inexorable avancée des percussions, les cris d'oiseau, la construction même des morceaux rappelle de manière criante ce que Brendan faisait en solo, tandis que les albums solo de Lisa se sont au fil des ans éloignés toujours davantage de la matrice thanatopotentioterpsichoresque (à moins que ce ne soit thanatodynamoterpsichoresque). Il m'apparaît de plus en plus évident que, contrairement à ce que beaucoup disent, Brendan est véritablement l'âme du groupe. Seul, il peut faire du Dead Can Dance. Lisa en semble par contre incapable.

Bien sûr, on n'atteint pas tout à fait le niveau de leurs grandes oeuvres passées et certains morceaux sont un peu faciles. Return of the She-King en particulier m'ennuie (corny muse ?) mais l'ampleur du son, le hiératisme et la pesanteur des atmosphères, le contraste des voix, bref ce qui a fait l'essentiel de la gloire du groupe était bel et bien présent, apparemment intact après toutes ces années.

La question se pose donc : que reste-t-il  de Dead Can Dance aujourd'hui ? Que représente encore le groupe en 2012 ? J'y vois une collaboration, plus ou moins étroite selon les époques, de deux fortes personnalités qui sont par bien des points antagonistes mais tentent de trouver un point d'équilibre entre terre et éther, entre mysticisme et animisme, entre folk et new-age, entre Occident et Orient, entre mort et danse, ayant suivi un parcours compliqué mais somme toute cohérent qui les a menés du punk gothique à la musique du monde, de l'obscurité à la lumière, de l'enfermement aux grands espaces, de la tension à une forme d'apaisement teinté d'inquiétude. Plus personnellement, le groupe est sans doute aussi la bande-son de l'évolution de mon rapport à la musique et au monde, passant de l'adoration adolescente mystique vers une appréciation objective basée essentiellement sur les mérites artistiques, encore accompagnée par une petite pointe de nostalgie.

Comment cela allait-il se traduire en concert ? Ce qui frappe de prime abord est que, même si l'album semblait être une œuvre à deux, six personnes entrent sur scène, dont deux percussionnistes. En live au moins, l'acoustique prime encore sur l'électronique. Autre bonne nouvelle, on a vraiment l'impression de voir un groupe jouer sur scène. Contrairement à la tournée de 2006, l'un(e) ne part plus en coulisses pendant que l'autre chante. Ils collaborent sur presque tous les morceaux, même si leurs voix se mêlent rarement. Ils interprètent l'entièreté du nouvel album, quasiment à l'identique, plus quelques morceaux plus anciens (Rakim, Sanvean, Dreams Made Flesh, The Host Of Seraphim, The Ubiquitous Mr Lovegrove, Nierika), une reprise par Brendan de son bien-aimé Tim Buckley (Song to the Siren, déjà repris par qui vous savez) et deux inédits, auxquels Lisa adjoint quelques dispensables morceaux de sa carrière solo, dont une très vilaine chanson tirée de la BO de Gladiator.

Depuis vingt ans, j'utilisais pour mesurer le degré de mysticisme et d'évaporation de Lisa Gerrard le tempo de Sanvean. Samedi, celui-ci était tellement lent et hiératique que l'aiguille pointait résolument vers "complètement dans les limbes". Pourtant, Lisa semble plus ancrée dans le réel et en bien meilleure santé que lors de ses précédentes apparitions en public. Elle a notamment réappris à marcher seule et n'a plus besoin qu'on la soutienne pour faire deux pas. Mon côté médisant pourrait ajouter que la chirurgie esthétique l'a rendue quasiment méconnaissable (pour une femme qui a donné si longtemps l'impression d'être en-dehors/au-delà du monde matériel, le processus mental qui mène à souhaiter un lifting paraît par ailleurs bien incongru).

Le public est un mélange hétérogène de corbeaux en costumes, de fans de la première heure et de pedzouilles venus se montrer au concert branchouille de la semaine (ce qui explique sans doute que le morceau accueilli avec le plus de ferveur fut contre toute logique Now We Are Free). Pourtant, dès que le groupe faisait mine de quitter la scène, ces 2500 personnes, a priori si différentes, se levaient d'un seul bloc, sauf mes voisins, rétifs. Même assagi, même rentré dans le rang, même en grande partie débarrassé de sa mystique, le groupe inspire donc encore la dévotion, par la seule force de sa musique. Ce n'est pas rien.

Setlist  (quand rien n'est précisé, le morceau est extrait du dernier album Anastasis)

- Children of the Sun
- Anabasis
- Rakim (Toward the within)
- Kiko
- Lamma Bada (inédit)
- Agape
- Amnesia
- Sanvean (Toward the within ou The Mirror Pool)
- Nierika (Spiritchaser)
- Opium
- The Host of Seraphim (The Serpent's Egg)
- Ime Prezakias (inédit)
- Now We Are Free (Gladiator OST)
- All in Good Time

Encore:
- The Ubiquitous Mr. Lovegrove (Into the Labyrinth)
- Dreams Made Flesh (1er album de This Mortal Coil)

Encore 2:
- Song to the Siren (reprise de Tim Buckley)
- Return of the She-King

Encore 3:
- Wandering Star (The Silver Tree)