lundi, juillet 26

Fahrenheit 9/11

En général, je ne montre pas ici ce que j'écris sur le cinéma et mes avis passent directement sur tchitchaaa, mais comme je sui un peu paresseux ces temps-ci, je vais faire une exception et laisser ici quelques jours mon avis sur le film de Michael Moore. D'autant que ce n'est pas tout à fait hors-sujet, ne serait-ce que pour la séquence formidable où on voit Britney Spears nous expliquer qu'elle a toute confiance en son président.

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Lorsque Tarantino et son jury ont décidé de décerner la Palme d'Or à Fahrenheit 9/11 (en prétendant, ce qui n'a pas aidé, que leur choix était guidé par des considérations uniquement artistiques, dans lesquelles la politique ne jouait aucun rôle), ils ne se sont dans doute pas rendus compte qu'il s'agirait, en France tout du moins, d'un cadeau empoisonné. Michael Moore qui, jusque là, bénéficiait d'une bienveillance bonhomme de la part de la critique s'est retrouvé dans une posture d'ennemi. Il n'est plus seulement le gentil Américain qui dénonce les excès de son pays, mais est devenu également la tête de pont d'une tentative, perçue d'inspiration Hollywoodienne, de soumettre le 'grand cinéma' dont Cannes est la vitrine attitrée, aux lois du marché et de l'"entertainment". Certes, Michael Moore fait du cinéma de divertissement, sans grande finesse et en n'ayant pas peur d'utiliser des grosses ficelles, mais cela, il l'a toujours fait (le 'toujours' est surtout de ma part une généralisation hâtive vu que je n'ai vu de lui
que Bowling for Columbine) et que l'on ne s'en offusque que maintenant est une amusante étrangeté, qui montre bien la volatilité des opinions que tout un chacun peut se former.

Fahrenheit 9/11 est un pamphlet, un genre que ceux (dont moi) qui ne fréquentent pas assidûment les programmations alternatives des cinémathèques ne connaissent guère. Ce n'est ni un documentaire (aucune prétention au détachement ou à l'objectivité), ni, évidemment, une fiction. Il s'agit plutôt d'un réquisitoire, entièrement à charge, qui poursuit un objectif avoué : convaincre les Américains de ne pas aller voter pour Bush en novembre 2004. De même qu'Hollywood produit des films dont l'unique raison d'être est de rentabiliser leur coût durant le premier week-end d'exploitation, Michael Moore a fait un film dont le but est trivial, précis et terre-à-terre. Ce n'est pas ce que l'on demande en général à une oeuvre d'art, dont on dit souvent qu'elle doit transmettre plus de questions que de réponses. Ici, Moore n'apporte que des réponses. Le problème est alors de savoir si ces réponses sont convaincantes. En d'autres termes, est-ce un bon pamphlet ? La question est d'autant plus complexe que le film ne nous est pas destiné. Ce n'est pas nous que Moore veut convaincre, mais ses compatriotes. Donc, finalement, ce qu'il faudrait pour juger de la réussite du film, c'est interroger tous les spectateurs américains à la sortie des salles de cinéma aux Etats-Unis et leur demander pour qui ils comptaient voter avant d'avoir vu le film et si leur opinion a changé. Tout le reste, c'est passer à côté du problème à mon avis. Ceci dit, ça ne m'empêchera pas de donner mon avis.

On a beaucoup reproché, de ce côté-ci de l'Atlantique, au film de ne rien apporter de neuf sur la table, de se contenter de régurgiter des informations connues. Ce n'est pas tout à fait exact. Le film apprendra certainement des choses à son public cible, et j'ai pour ma part également appris deux ou trois petites choses et vu des images inédites. Ainsi, celles de ce responsable taliban en visite au Texas, celles des responsables US minimisant, au début de l'année 2001, l'importance de l'arsenal de guerre irakien, celles des députés noir-américains, impuissants faute de l'appui d'un Sénateur, se relayant lors de l'investiture de Bush pour dénoncer la manipulation des élections (dommage que le film n'ait pas pris là une minute pour expliquer la procédure parce que c'est pour moi resté assez obscur), sans parler des images de la guerre en Irak elle-même, assez rares à la télévision. De même, j'ai été surpris de d'apprendre la réduction des fonds de défense nationale (la séquence illustrant la surveillance des côtes de l'Oregon est assez parlante, même si je suppose que des radars et des satellites font tout aussi bien, sinon mieux, le travail que Moore voudrait voir effectuer par des policiers) ou bien les pensions militaires rognées.

D'un autre côté, Michael Moore emploie des raccourcis et prend des libertés avec la vérité tellement énormes que, même si on le soutient entièrement dans son combat, on ne peut s'empêcher de renâcler. Ainsi, il présente l'Irak d'avant-guerre comme une sorte de paradis terrestre plein d'enfants aux dent blanches, il énonce une liste des membres de la "coalition of the willing" qui ne fait rien pour désamorcer l'image d'Américains tellement imbus d'eux-mêmes qu'ils se désintéressent absolument du reste du monde, quitte à flirter avec une certaine forme de racisme. Les pays les plus folkloriques sont présentés comme des pantins dont il faut se moquer et ceux a priori plus respectables sont tout simplement omis. Il succombe là à des travers (la simplification à outrance, le manichéisme, l'américano-centrisme, le recours à l'émotion) que l'on associerait ici assez volontiers à Bush.

De même, il se focalise parfois sur des détails qui me semblent n'avoir qu'une importance toute relative (le fait que le cousin de Bush ait été responsable de la couverture de la soirée électorale sur Fox News par exemple) ou bien se fait l'écho d'hypothèses auxquelles je ne crois guère. Encore maintenant, je pense que la guerre en Afghanistan était effectivement motivée par une envie de se défendre et la thèse du complot sur fond de pipe-line me semble un peu tirée par les cheveux. On pourrait tout aussi bien expliquer le retard pris par les opérations dans le pays par une envie de faire les choses dans les règles et d'arriver à un consensus international, soit exactement ce qu'on leur a reproché de négliger en Irak.

Il se montre par ailleurs étrangement évasif ou passe rapidement sur des points plus graves. Les reponsables américains étaient-ils de bonne foi dans leurs discours sur l'Irak ? Croyaient-ils réellement à l'existence des armes de destruction massive ou bien à des liens organiques entre Saddam Hussein et Al-Qaeda ? Pour moi, la confirmation la plus incroyable du film est que, le 12 septembre, Bush et son entourage voulait déjà profiter des attentats pour régler son compte à Saddam Hussein. Il aurait peut-être suffi de quelques enquêtes supplémentaires pour prouver qu'à cette époque déjà, les liens vec l'Irak étaient totalement discrédités, auquel cas, cette réunion de crise au cours de laquelle les reponsables de la Nation ont décidé de faire l'impasse sur une menace réelle (et donc de sacrifier la sécurité de leurs concitoyens) pour poursuivre des objectifs personnels (enrichissement, atavisme familial,...), ferait voler en éclats l'image d'un George Bush dont le seul but est la défense du peuple américain. Ce genre de révélations serait en mesure, à elle seule, d'empêcher sa réélection. J'ai l'impression qu'elle était presque à portée de mains, mais Moore ne va pas au bout de son raisonnement. A-t-il eu peur ?

De plus, là où William Karel dans 'Le monde selon Bush' peint un portrait de Bush cohérent et assez convaincant : un être faible, dominé par son entourage et incapable de réfléchir par lui-même, Moore oscille entre cette vision des choses et celle d'un Bush tirant lui-même les ficelles (alors que si les informations du Monde sont exactes, Bush est un des seuls membres du gouvernement qui ne tirerait aucun profit direct de la guerre en Irak). Cette indécision déforce son propos, malgré cette image incroyable d'un Bush s'adressant à la Nation pour la mettre en garde du danger posé par les 'terroristes' avant de se vanter comme un enfant d'être doué au golf 'now look at that drive...'

Autre sujet d'ambivalence. Moore prend le risque, à travers deux ou trois séquences, de mettre les jeunes soldats sur la sellette, de blâmer leur ignorance ou leur inconscience, par exemple à travers l'interview de ces jeunes conducteurs de blindés expliquant que tirer sur des Irakiens la nuit en coutant du hard-rock est "the ultimate rush". Il aurait pu continuer sur cette voie en parlant des tortures à Abu Ghraib (il avait un instant pensé rajouter un chapitre à la version du film présentée à Cannes). Il n'en a rien fait, sans doute par peur de
s'opposer ainsi à ce qui semble être un consensus général à travers toute la société américaine : il faut apporter son soutien aux troupes ("support our boys"). A la place, il choisit pour conclure son film un autre angle d'attaque. Il explique comment l'Armée américaine part à la
pêche aux nouvelles recrues dans les quartiers les plus pauvres, comment elle leur fait miroiter une éducation tous frais payés, comment elle rétorque aux apprentis rappeurs que Shaggy aussi a été militaire, ou aux fans de basket que les équipes militaires sont un bon tremplin vers la
NBA. Ces séquences, en parallèle avec celles où des délégués de grands entreprises expliquent que l'Irak est pour l'instant le marché le plus porteur et une occasion unique de réaliser de plantureux bénéfices, sont très significatives dans un pays qui, 20 ans après la chute de l'"Empire du Mal", se vante d'avoir aboli le système de classes (ou en tout cas la "conscience de classe"). Le film se conclut ainsi sur une note quasi-marxisante : "Ce sont les gens issus des classes les plus défavorisées qui sont prêts à donner leur vie pour défendre le système responsable de leur asservissement. Tout ce qu'ils demandent en échange, c'est qu'on ne les envoie au casse-pipe qu'en cas d'extrême urgence, et pas pour l'enrichissement de quelques-uns."

Il faut tirer son chapeau à Michael Moore d'avoir réussi à faire un blockbuster (100 millions de dollars de recettes depuis ce week-end aux Etats-Unis) d'un film propageant ce genre de discours. Certes, on peut crier au populisme ou à la démagogie, mais lutte des classes et démagogie vont souvent de pair. Libre à chacun d'y accoler le terme qui convient le mieux à sa perception.

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